Divers > A tour de rôle

Auteur : Conteuse
30/12/07 02h48 | 19 Aquan 3726

Je propose qu’on s’asseye quelques minutes, pour se regarder dans les yeux.
Nous sommes une dizaine. Indissociables dans l’obscurité, habillés de nos longues capes rouges, et de nos masques blancs aux nez crochus. Il n’y a que nos yeux. Et l’expression qui les anime.

Pour ma part, j’ignore ce que ressentent les autres. Je ne cherche pas à le savoir. Je viens ici depuis si longtemps que cela me semble indispensable, mais je ne m’intéresse réellement aux confessions des autres. Elles sont empruntes de cette laideur que nos masques dissimulent illusoirement. Nous empestons tous ce dégoût que nous venons cracher, une nuit par mois. Où nous nous épanchons sur les impairs des uns et des autres. Où nous pleurons notre infortune.
Où nous vomissons notre haine.

Et nous nous regardons dans les yeux. Et cela nous suffit. A voir que nous ne sommes pas seuls. Que la terre a régurgité d’autres êtres comme nous même. Que ses entrailles ont libéré d’autres monstres. Qui sont aussi seuls. Et ont tout autant besoin de ces confidences malsaines. Parce que ça soulage, ça enlève un poids.

Parfois l’un de nous parle. Il quitte alors cet anonymat qui nous unit, et il brille quelques instants, éclairé par un feu qui ne nous réchauffe pas, car nous le dessinons par simple crainte du noir. Puis le silence l’engloutit, et nous avec, de nouveau, plongeons dans cette atmosphère gluante, et chaude, et décolorée.

J’en ai vu passer, des sans visages. Des hommes, des femmes, rarement des enfants, souvent des vieillards. Dans des corps sans âges, couvert de notre costume de bêtes de foire. Portant le poids de leur honte, la dévoilant avidement pour se libérer, sans pour autant se dévoiler eux-mêmes. Parfois, on en reconnaît qui habitent notre quotidien. Des qu’on croise dans les hautes sphères de la société, où nous gravitons tous plus ou moins. Et on se rappelle qu’il est possible qu’on se soit serré la main le matin même. Qu’on avoue à la victime de notre méfait de la journée la merde déversée sur sa tête.

Et on se met à se méfier encore plus. Parce qu’il nous revient que ceux qui nous ressemblent le plus, auprès desquels on cherche la chaleur que le reste du monde ne peut plus nous apporter, sont encore les pires menaces. Et la solitude nous envahit de nouveau.


Ce soir, c’est à elle que je dédie ma pensée. Cette fille que j’ai aimée jusqu’à ce qu’elle se haïsse. Simplement parce qu’elle ne pouvait me rendre ce que je lui offrait.
Son nom résonne encore dans ma tête d’une voix caressante, provocatrice, rieuse. Il s’imprime sur mes lèvres sans que je puisse les empêcher de se mouvoir, et s’échappe avec un soupir qui va se mêler à ceux des autres.

Elle était jeune. Trente et un ans. Belle comme à seize, sage comme à cent.
C’est un ami commun qui nous a présentés l’un à l’autre. C’était un soir de Galan où la pluie s’abattait, rageuse, sur les toits de son palais de vitre et d’acier. J’avais été convié à la soirée car mon nom à moi faisait enfin surface et surnageait le reste en compagnie des patronymes touchés par le soleil. Je me rappelle encore à l’instant présent de la vue qui s’offrit à moi.

Je me tenais, hésitant, dans un coin de la pièce, une flûte de cristal à la main. J’y faisais jouer l’éclairage magique de l’endroit, tournant le liquide brun au creux de ma paume. Notre ami – que j’ai évoqué plus tôt – est arrivé vers moi. Et comme à notre habitude en ces ennuyeuses soirées, nous avons devisé de rien plus que de tout, et surtout des mondains. Ils n’étaient qu’une masse informe et risible, parsemée ça et là des éclats brillants de leurs parures.

Il faisait l’inventaire de leurs noms que je tâchais de garder en mémoire. Citait leurs défauts, leurs faiblesses, pour les classer enfin.

Lorsque vint son tour, d’elle il me dit qu’elle était une jeune héritière, habile en affaires et prompte à réagir aux différents problèmes d’une façon assez particulière. Il parlait d’elle avec une véhémence qui la sortait du lot, en faisait une personne avant d’en faire un nom. Et bien qu’il m’apprit à son sujet des choses rarement flatteuses, je sus qu’elle était quelqu’un que je voulais posséder.

Je ne sais lequel d’entre nous deux cette volonté détruisit le plus.
Mais on dirait que les regards quittent mes yeux, et empli de regrets quant à mon passé trop flou, et mon devenir trop certain, je me tourne vers un autre car mon esprit ne supportera pas plus d’errances cette nuit.