Divers > L'Asservissement est un commerce...

Auteur : Kemeth
10/01/07 04h44 | 40 Aquan 3725

- Alors ? C’est oui ? Je vous en prie...

Un instant...

Oui, pendant un instant, le pauvre homme avait cru pouvoir obtenir satisfaction. Pendant un instant, il avait cru que son espoir n'était pas vain et qu'il suffisait toujours d'y croire pour faire tomber les obstacles, pour briser les chaînes, pour se convaincre que tout homme avait de la bonté en lui. Certes, il s'était dit qu'il fallait parfois chercher très loin pour la trouver, mais qu'elle serait tout de même là, souriant timidement avec une faible clarté, ne demandant juste qu’à éclater.

En fait, ses yeux exprimaient une telle naïveté que cela en était ridicule. Tout comme cette atmosphère pathétique qui planait autour de la bêtise d’un homme dont les rêves avaient comme limites ceux qui pouvaient les fixer à leur convenance.

- Tu n’as pas de chance car tu es mal tombé mon cher ami...

Et voilà... Comme quoi, une phrase suffit à faire pleurer. Les mots peuvent déchirer un cœur bien plus vite que ne pourrait le faire une lame. Quelle démonstration pitoyable de sentimentalité... L’homme était maintenant à genoux et suppliait lamentablement, implorant la pitié d’un être qui prétendait ne pas en disposer. Il ne savait pas, non, il ne devait pas le savoir... Que s’il continuait à avoir ce comportement médiocre, il allait précipiter sa propre destruction. Il n’était pas chez un simple marchand, il était chez Eigone. Là bas, les caprices, on ne les contentait pas, on les punissait. Puis l’homme changea subitement de méthode de persuasion. Dans sa rage et ses désillusions, il se jeta sur Eigone et débuta une strangulation.

Eigone éclata de rire, autant qu’il le put.

Le malheureux en face lâcha prise devant l’attitude détachée du marchand. Il s’effondra. Ses yeux montraient qu’il cherchait à comprendre pourquoi. Pourquoi on ne pouvait lui accorder une chose qui devrait aller de soi. Mais rien n’allait de soi chez Eigone, c’était bien l’explication, seulement personne ne se donna la peine de le lui dire. Personne n’essaierait de faire comprendre à un futur mort qui avait la foi, que c’était son acharnement qui l’avait perdu.

- Non seulement tes désirs ne seront pas exaucés, mais en plus tu vas perdre la vie... Ah il y a de quoi en perdre l’appétit avec. En tout cas le perdrai-je si les morts ne m’entouraient pas, m’habituant à eux. Tu te présentes à celui qui peut décider de ton sort, en lui réclamant l’impossible, le non négociable. Ce que tu es venu chercher est une vie, oui, mais ce n’est pas celle que tu pensais, c’est la tienne. Durant les deux jours qui vont suivre, tu vas souffrir comme personne n’a jamais souffert. Tu seras torturé, physiquement et moralement. Tu sauras rapidement que ces deux jours seront le temps qui s’écoulera aussi vite que les grains dans le sablier du restant de ton existence. Tu pourras alors te rendre compte que ta vie n’était pas si mal et que tu aurais voulu la continuer. Tu auras alors trouvé ce que tu cherchais, l’envie de vivre. Ensuite, ton châtiment tombera, car il ne pouvait qu’accompagner mon cadeau.

- Vous êtes un monstre...

- Tu me flattes, mais c’est me donner trop d’importance. Je ne suis qu’un être humain qui se contente de faire ce qu’il peut, en harmonie avec sa nature. Le véritable monstre c’est ce monde dans lequel tu es né, car c’est lui qui m’a également engendré.


Un désespoir profond envahit le pauvre homme dont les yeux étaient fortement rougis par la peine qui avait accablé ses joues de larmes. Il resta immobile devant Eigone qui se jouait de son découragement. Le marchand ordonna à deux hommes d’emmener l’imbécile ayant cru avoir la possibilité de partir avec une marchandise, sans payer le dû lui étant réclamé en échange.

- Tuez-moi si vous le voulez... Mais libérez ma fille ! ! !

- Libérer une esclave que je pourrai vendre bien chère ? Elle est si belle. Quelle délicate peau satinée, douce et attirante. Je pense que là où je vais me rendre prochainement, les demandes en seront très fructueuses. Je te félicite pour ton œuvre, mais c’est moi qui vais en profiter. Enfin... J’en ai déjà tellement profité en ce qui la concerne qu’il est normal que je pense à présent à mes affaires...


L’homme, tenu par deux autres, devint fou. Ses yeux semblaient être sortis de leurs orbites. Il hurla des jurons, des menaces, des appels à l’aide. Il jura de hanter Eigone à jamais, de le rendre fou à son tour et que s’il atteignait la route menant au palais de son dieu, il se débrouillerait pour parler de celui qui voulait régner comme un démon, alors qu’il n’était qu’un désaxé avec du pouvoir.

- Ma cruauté est ma force, homme insignifiant...

Répondit Eigone, alors qu’il se retrouvait seul. Le condamné était en train d’être mené à son lieu de torture et de mise à mort, longues et douloureuses à souhait.

- Nombreux sont ceux qui comme toi ont voulu me voir comparaître devant le jury du ciel. Que la foudre s’abatte sur moi si mes agissements ne viennent pas de mon libre arbitre. Je fais ce que je veux car personne ne m’en empêche...

Et cela lui mina l’humeur. Lui rongea le sourire. Personne ne s’opposait à lui et cela prouvait que ce monde était bien le monstre qui permettait que les choses se fassent comme les plus forts l’entendaient. Il n’y avait pas de place pour la justice. Eigone avait très jeune décidé qu’il préférait de loin manger les autres que de se faire manger par eux. Il était parti du foyer parental à douze ans. Il était alors tombé sur une troupe de marchands qui l’avaient accueilli, mais en posant des conditions qui auraient fini par le faire marcher sur les rotules. Ils avaient voulu indirectement faire de lui un esclave. Lui ! Eigone ! Ah ça non pas question. Il s’était donc débrouillé pour leur montrer qu’il pouvait les rendre riches, s’ils le suivaient. Car il avait le don de la vente. Il savait ce que les choses valaient et leur donnait un prix plus élevé, faisant en sorte qu’il n’y ait plus qu’à le payer ou mourir. C’était pour cela qu’il ne vendait à ce moment là qu’aux particuliers, manipulables, malléables, prêts à tout pour sauver leur misérable vie, ainsi que celles de leurs familles. Et la troupe de marchands l’avaient suivi, ils avaient fait sa richesse puis étaient devenus esclaves, trahis et vendus par lui. Il s’était fait ensuite sa propre troupe en choisissant les plus soumis, les plus faibles d’esprit et en engageant beaucoup d’hommes pour le protéger et faire valoir ses décisions.

Aujourd’hui, il contrôlait une importante guilde de marchands et avait la main mise sur un large éventail d’esclaves, allant d’un marché clandestin à un autre. Toisant ses concurrents qui l’enviaient. L’asservissement était un commerce et agrandissait sa fortune...

- Non... Si le bon avait de quoi contenter... Cela se saurait...

Auteur : Kemeth
27/01/07 13h01 | 57 Aquan 3725

Le corps tombait...

L’acte de tuer ne devrait pas être un spectacle banal. Ne devrait pas être à la limite d’une coutume. C’était pourtant devenu un mode de vie, une façon de faire, une main tendue par la facilité...

Le corps tombait toujours...

Sa chute était au ralenti...

Le sol ne semblait être fait que de sang...

Le corps allait-il s’y enfoncer ? Pourquoi, à chaque fois, mettaient-ils autant de temps à tomber ?

Etait-ce le moyen qu’avaient trouvé ses victimes pour terroriser leur bourreau ? Eigone saignait. Il saignait de l’intérieur. Son cœur était meurtri par ce qu’il était lui même devenu. Il mangeait les autres pour ne pas être mangé par eux. Ah qu’il était beau le résultat. Semblable à un ogre, il marchait sur les corps comme sur des brindilles se chevauchant.

Et à chaque fois qu’il voyait l’une de ses victimes tomber, elle mettait alors des heures à toucher le sol, parfois des jours. Leurs yeux avaient toujours la même lueur. On aurait dit qu’ils étaient vides, mais Eigone y voyait quelque chose, il y voyait une profonde amertume. Et celle-ci coulait ensuite en larmes dans lesquelles se reflétait un démon... Etait-ce son propre reflet ? Il n’aurait su le dire, mais ce visage maléfique lui souriait d’un air de ravissement. Qui peut se ravir de la mort ? Eigone ne s’en réjouissait jamais, il faisait ce qu’il pensait devoir faire, ce qui allait dans le sens de ses intérêts. Après chaque mort, il voulait oublier. Oublier ce qu’il ressentait devant un homme ou une femme qu’il avait condamné à mourir. Mais ce n’était pas possible...

Au début il avait voulu faire face à l’adversité, se faire violence en regardant toutes les morts de ses victimes, pour arriver à guérir de son impression maladive qui lui chantait les louanges ténébreuses d’un homme déchu dont l’âme était fichue, noircie par ses mauvaises actions. Mais il lui était très vite apparu qu’il ne pouvait pas surmonter cet obstacle. Il avait des sentiments humains qui contredisaient sa marche à suivre. Il voulait s’en débarrasser mais n’avait pas encore trouvé comment.

Depuis, il n’avait plus assisté à la mort de quelqu’un. Il avait évité de se confronter à nouveau à cette étrange suspension de temps. Jusqu’à ce jour où un homme tenta de le tuer. Ce dernier se fit abattre par la garde d’Eigone qui était d’anciens gardes royaux de la cité Minilienne. Eigone n’avait pas directement donné l’ordre de le tuer, mais cette tentative témoignait forcément d’une envie de venger la mort de quelqu’un qui avait succombé sous son ordre direct.

Les heures se succédaient... Les larmes noyaient sa vision... Etaient-elles les siennes ou bien celles de celui qui tombait encore et encore, sans cesse, s'approchant lentement mais inexorablement de sa véritable chute ? Les vêtements du défunt semblaient voler en éclatement d'étoffes autour de lui, comme s’il était précipité de haut, comme s’il tombait si vite que le simple fait de penser à la mort serait repoussé par la panique. Ces instants durèrent toute une vie. Une vie de conscience dans un monde en stagnation progressive. Une lutte entre le monstre et l’humain. L’éternel combat entre le mal et le bien.

- Douloureuse échéance.

Pensa t-il.

- Pourquoi es-tu ? Quand vais-je te comprendre ? Es-tu cette foudre qui devrait s’abattre sur moi, ou n'es-tu que la représentation de mon humanité souffrant de ma propre nature ? Je te hais tellement... C’est pour cela que je crois de plus en plus que tu es tout simplement Moi. Tu me fais peur comme je me fais peur, tu fais souffrir à ma façon, tu n’es pas insensible car tu rends hommage à un homme qui a voulu se dresser contre moi, je ne suis pas insensible car je pleure de cette perte, comme de toutes les autres. Je dois t’extirper de mon être et pour cela je dois me débarrasser de mon cœur. Je dois faire cesser cette douleur qui va à l’encontre de ce que je voudrais être. Je suis le démon qui se bat pour rester démon, tu es l’humain qui souffre à chaque fois que j’ordonne de prendre une vie. Je t’aime, et c’est là que je me rends compte avec certitude que l’amour et la haine sont à peu de choses près similaires. Ils peuvent même vivre en cohabitation, ce qui devient alors le véritable enfer, car les flammes rient devant les pures neiges des sentiments. J’apprécie tellement la faculté de ressentir, autant que je déteste cela, car c'est ainsi que l'on se sait vivant. Aurai-je toujours l’impression de vivre quand je m’en serai démuni ? Je le saurai bien assez tôt. Pour le moment je dois assister aux conséquences de mes actes. Merci à toi, homme mort, d’avoir voulu la mienne et surtout d’avoir essayé de la provoquer. Tu aurais du venir accompagné... Tu aurais du penser davantage avant d’agir... Tu aurais été un adversaire tellement plus digne que peut-être aurais-tu gagné. Que mon âme aurait enfin eu la possibilité d’expier mes péchés. Seulement tu as perdu, et ta mort soulève cet événement que je crains toujours plus fortement, surgissant une nouvelle fois, cette suspension de temps paralyse toute ma personne et la met au supplice...

- C’est peut-être cela qui m’usera à tel point que je ne désirerai plus que perdre la vie. C’est peut-être l’humain en moi qui a trouvé le moyen à long terme de me battre... Mais non, je gagnerai...


Cela avait donc duré toute une vie d’homme. Le corps avait enfin touché le sol et le temps était revenu à la normale. Eigone en était ressorti très fatigué, spirituellement. Sa détermination à tuer en lui toute humanité n’en fut que plus grande et comme le moyen d’y arriver ne pouvait lui être offert par lui même, il allait devoir demander l’aide d’une personne à qui l’on ne voudrait jamais rien devoir...

Auteur : Kemeth
06/10/07 05h06 | 9 Galan 3726

Les notes de la mélodie ricochent sur les murs de pierre comme autant de papillons sur les parois d’une prison d’arbres. La musique n’est envoûtante que pour celui qui la joue.

Je me noie dans ce son si léger. Emprunt de ma grâce et ma douleur, de mon amour et de mes larmes. Jamais je ne pourrai quitter cette vie pour retrouver celle qui me tenait le plus à cœur, pour celle qui m’apportait la paix dont j’ai tellement besoin aujourd’hui. Je n’oublie pas que ma tâche est essentielle mais elle est toute aussi ardue. C’est l’histoire de ce monde, peut-être même de tous les mondes, qui rend mon travail nécessaire. C’est le chaos qui gagne tant de cœurs qui me fait rester dans l’espoir d’apercevoir un jour un monde meilleur.

Alors je joue. Oui je joue pendant que je le peux encore. Je joue la musique qui sort de mon être et qui emplit mon ouï ensuite. Je joue pour oublier que très bientôt je vais devoir recommencer. Car quand je ne joue pas, j’accomplis ce qui se doit et tente de voir le droit chemin pour pouvoir y diriger les regards de ceux qui dépassent leurs droits d’hommes. J’ai confiance en l’Ipséité de mon âme dont la pureté brille puissamment pour mieux éclairer ceux qui s’égarent. Ne savent-ils plus qu’ils ne sont que des hommes ? Un homme devrait-il vraiment avoir du pouvoir sur la mort d’un autre ? Pourquoi veulent-ils tous croire qu’un dieu sommeil en eux et dicte leurs actes... Dans le fond, je sais que c’est simplement pour leur permettre de les justifier mais comment peut-on se perdre si loin, au point de ne plus distinguer la fragilité de l’existence.

Ainsi l’homme considère qu’il n’y a que sa vie qui est courte et dure.
Ainsi l’homme souhaite faire payer les autres pour ce qu’il endure.
Il n’y a de longévité que dans la souffrance, tandis que les plus belles choses passent si vite.
Pas assez pour nous enlever toutes leurs dépendances, trop pour les regrets d’une vie décrépite.

Ahh quand est-ce que cette mélancolie me rendra enfin le service de ne plus m’assaillir si souvent ? Elle ne doit pas avoir raison de mon courage car j’ai trop besoin de lui. Je perds même la force de ma musique. Elle correspond parfaitement à mon humeur alors qu’auparavant, c’est elle qui chassait ce que j’appellerais mon mal. Maintenant elle est devenue si tachetable que j’ai peur de la voir s’effriter au gré de mes plaintes frustrées par mon silence.


Il m’arrive parfois de m’endormir pendant que je joue. C’est à mon réveil alors que je me demande si les douces mélodies que j’ai pu entendre dans mes songes auraient pu venir de mes doigts, conduits par leur libre arbitre, inspirés par mon âme qui aurait vogué dans une nuée de sentiments indescriptibles.

Je suis dans l’une de ces fois là et je rêve d’un étrange endroit. Une salle immense faite de cristal opaque qui recèle d’innombrables instruments. Sur chacun d’eux, un animal se concentre pour offrir sa part à l’orchestre. Cette musique est belle mais si complexe que je ne peux en être l’auteur. Peut-être l’ai-je entendue quelque part mais suis-je en train de la jouer de façon plus basique sur mon piano qui est resté là bas dans le monde réel ?

La musique change en un chant qui devient froid, grave, rocailleux, à mesure que les animaux s’entre-tuent pour une raison qui m’échappe. Et ce dernier chant me fait penser aux pas d’une armée qui part en guerre tout en sachant qu’il n’y a aucune chance de gagner.

L’image d’une femme dont le regard est effroyable, elle tombe et tombe encore, aspirée par les flammes dans un cri démoniaque...

Je suis tiré de mon sommeil par un bruit violent et dérangeant. Un bruit qui se trouve être le son sourd et métallique de ma porte se faisant cogner pour avertir d’une présence. C’est un coursier qui m’apporte une missive. Je savais que cela arriverait car cela arrive toujours trop tôt. Enfin par honnêteté, j’avouerai qu’il n’y aura jamais de trop tard à mon goût.


« Cher ami des hauteurs,
Nous ferez-vous le plaisir de redescendre parmi nous ?
Nous avons d’urgence besoin de votre soutien. Notre chère connaissance n’a pu aller au bout de sa route. Sa perte meurtrit nos cœurs qui se complairont dans une future guérison. Pour l’heure nous et tous les autres vous demandons de nous rejoindre sur cette route qui n’aura de vraie fin que dans son effondrement. Maudit soit le 38ème soldat qui l’entretient.

Merci de nous faire parvenir votre réponse,

Signé : Le plus petit mais non moins grand de vos amis »


Ah ces missives codées. L’ordre auquel je fais partie me demande de finir le travail d’un agent qui a échoué, apparemment mort en essayant. J’hésite, même s’il s’agit de la 38ème cible de la liste, un homme pour qui la vie ne fait office que de profits multiples et perpétuels.

Le profit égoïste tels que les crédits... Une des nombreuses choses qui poignardent la raison...

Vais-je encore une fois délaisser mon rôle ?
Je traîne du pied pour accepter quand on me propose une tâche et je réponds favorablement de plus en plus rarement. Mais quand je me lance vraiment alors mon travail ne souffre jamais d’incurie. Je désire bien trop détruire le mal qui ronge diverses entités et aider à trancher net sa propagation. Seulement ma motivation semble prise d’assaut par mes émotions et c’est ma peine qui le plus souvent me freine...


Deux semaines plus tard.

J’ai finalement accepté, non sans me faire violence et sans réellement mettre le doigt sur ce qui m’a fait dire oui. C’est dommage car j’aurai pu user de cela pour la prochaine fois. Les préparatifs sont prêts, mais le suis-je moi ? Il le faudra bien. J’ai toujours aussi peur de devoir tuer et de me perdre dans les méandres du chaos. Heureusement, je sais que les choses ne pourront bien se dérouler que si je garde confiance. Y repenser me donne toujours un regain de force, chose qui ne sera jamais de trop.


Cela commence. Nous sommes parés et partis. Les hommes avancent rapidement tandis que je regarde le lieu où réside celui que je suis venu chercher. Comme toujours, je m’attendais à une maison glauque, à des murs noirs sur lesquels se dresseraient de sombres statues représentant des squelettes. Les restes des âmes qu’il aurait troquées contre sa place parmi les plus cruels. Mais comme toujours, c’est sur une maison parfaitement normale que je tombe. Si les apparences étaient plus clémentes envers nous alors nous aurions moins de mal à dénicher ce dernier. J’imagine que la facilité n’est pas une aide sur laquelle on peut compter.

L’attaque commence et je contourne le champ de bataille. Je m’engage dans une suite sans fin de petites rues étroites, un labyrinthe de couloirs extérieurs dans un monde qui transpire la déchéance, visible par la pourriture qui jonche n’importe lequel des endroits où je pose mon regard.
Je fais ma sortie dans une baignade de lumière. Merci au soleil de réchauffer ainsi mon visage pour me rassurer mais maintenant rends moi mes yeux éblouit car ils vont bientôt me servir.

Une patrouille passe près de là où je suis caché. Elle ne se dirige pas vers la bataille mais fait le tour de la maison pour détecter d’éventuels ennemis. Le temps qu’elle fasse le tour, j’ai tout juste de quoi profiter de la faille de leur système. Je m’accroche à ce que je peux pour me rendre sur la terrasse du premier étage dont les portes-fenêtres ne sont pas fermées. Un piège ? Peut-être bien mais je suis allé trop loin pour reculer maintenant, alors je pousse les deux battants et pénètre dans la pièce. Dehors j’entends le tumulte des combats. S’ils savaient seulement que ce n’est qu’une mise en scène, qu’il n’y a pas de réels agresseurs à part moi.

Je traverse la pièce vide et passe dans la suivante. Je me retrouve devant un homme qui observe l’extérieur par un trou bien placé dans un mur, certainement invisible de l’extérieur. Il se retourne et me voit, sans paraître surpris. Il me fait face, me regarde droit dans les yeux puis jette un coup d’œil à l’arme que je tiens dans ma main droite. Je ne la pointe pas sur lui par respect pour ce qui lui reste d’humain. Ses yeux à nouveau dans les miens, un sourire franc sans amertume s’affiche sur son visage. Il croise les bras tout en s’appuyant contre le mur vers lequel il était tourné quelques secondes plus tôt.


- Tu n’es pas du même calibre que le dernier. Toi au moins tu devrais pouvoir me tuer. Enfin ! Enfin quelqu’un qui sait comment éviter de se faire surprendre bêtement par une balle traversant son corps en m’attaquant de front.

Me dit-il sans détacher son regard. Il n’a pas l’air de chercher comment faire pour se tirer de ce mauvais pas. Peut-être le sait-il déjà ou bien y a-t-il une alarme camouflée qu’il aurait déclenchée. Cela expliquerait son calme si pesant, si dérangeant. Je ne me laisse pas impressionner mais son comportement n’est pas l’habituel instinct de survie qu’ont généralement ceux que je pourchasse.

- Je suis ici pour faire cesser cette folie, Eigone. Une folie qui, pourrait-on croire, est devenue ta religion.

- Nulle religion. Seulement ma nature, une prise de conscience qui date maintenant de plusieurs années. Mais pourquoi perdre ton temps à vouloir m’expliquer la raison de ta venue ? C’est un effort inutile car je le sais déjà. De plus je ne l’ai moi même pas accordé à mes victimes, ou bien à très peu. Fais ce que tu as à faire.

- Parles-tu de mourir ? Le désires-tu tant ? Je te trouve bien pressé de sentir les balles de ce pistolet passer de son chargeur à ta peau.

- Disons que j’accepte le sort que l’on me réserve, si tant est que l’on puisse m’en réserver un. Et jusqu’ici ce n’était pas le cas. D’ailleurs je commence à douter de ton acharnement, vas-tu aller au bout de ce que tu voulais accomplir ? Vas-tu me tuer ?

- Mes intentions ne te regardent pas. Montre-moi plutôt comment rejoindre le toit. Je surveille bien entendu chacun de tes mouvements alors à moins que tu veuilles en effet m’obliger à te tuer sur le champs, tu ne feras pas d’écart.


Eigone a un petit rire, tandis qu’il me montre le chemin du toit.

- Tes intentions me concernent directement alors ce doit être l’une des choses qui me regardent le plus en ce moment même.

Me dit-il pendant que nous montons.

- Je te l’accorde. Seulement comme elles sont miennes et que tu ne pourras rien faire d’autre que les subir, c’est donc à moi de décider si oui ou non elles te regardent.

- Je sens en toi une certaine hésitation dans ce que tu entreprends. Vais-je être jeté de mon propre toit ? Je me suis toujours demandé ce que l’on peut ressentir quand tous nos os se brisent d’une même voix, ou plutôt d’un même cri.

- Tu auras tout le loisir de crier. Je sens en toi une certaine inquiétude au sujet de ce qui va t’arriver, toi que je trouvais si calme.


Il sourit, tout comme moi. Nous sommes sur le toit et nous nous faisons face à nouveau. Il m’observe avec curiosité comme si je l’intriguais au point de ne pouvoir mourir dans la sérénité. Puis il regarde autour de nous, cherchant certainement des yeux les hommes que j’ai payés pour ne plus défendre précisément ce point. C’est en ce moment que ma volonté est mise à rude épreuve, car il est à ma merci. Si je le souhaite, je peux mettre fin à ses jours, mettre un terme une fois pour toutes à ses agissements de façon expéditive. J’entends presque son imagination défiler hors de lui pendant qu’il pense vivre ses dernières secondes. Ses paupières se ferment. Il respire profondément, de son être déferle une vague inspirant une paix longuement attendue.

- Je suis prêt.

Dit-il dans un souffle à peine audible.

Son regard se perd dans le ciel bleu, dégagé du moindre nuage. Un léger vent avec tout juste ce qu’il faut de fraîcheur apaise mon visage. Aujourd’hui encore, je ne vais pas faiblir. Mon plan va se dérouler comme je l’ai prévu.


- Moi non. Garde tes envies de mort pour toi ou ton prochain agresseur.

- C’est stupide. Tu serais venu seulement pour m’avertir de ne pas continuer ? Tu as l’occasion de me tuer et ceux qui t’envoient seraient certainement ravis que tu le fasses. Sache qu’il n’y a rien qui pourrait me faire arrêter, pas même tes menaces.

- Nous verrons bien. Tu devrais lever la tête, peut-être apercevras-tu ce qui vient vers nous.


Un chasseur est en approche et Eigone ne parait toujours pas surpris. Son absence de réaction semble si naturelle chez lui, je commence à douter qu’il reste réellement une once d’humanité en cet homme. Son cœur serait gris et froid que cela ne m’étonnerait pas.

Une fois à bord du vaisseau, je donne les instructions au pilote qui lance un regard noir à notre prisonnier. Il m’accorde le même pour me reprocher de ne pas l’avoir supprimé, mais il sait que je n’ai pas de compte à lui rendre alors il ne s’attarde pas et exécute ce que je lui ai demandé. Le voyage ne dure pas une éternité car notre destination se trouve à proximité de la planète. L’endroit sur lequel nous nous rendons est d’ailleurs déjà en vue, Eigone le remarque.


- Qu’est-ce que c’est exactement ? Cela ressemble à un assemblage d’épaves dont les minables capitaines n’auraient pu se défaire.

- C’est un bâtiment spatial pénitentiaire. Un complexe de plusieurs transports fusionnés et aménagés pour accueillir des prisonniers gouvernementaux, du moins officiellement.

- Et bien quoi ? Officieusement c’est un bal masqué ? Quelle étrange idée de m’emmener dans un lieu de torture sous couverture. Si c’est pour une exécution c’est encore plus ridicule alors que tu aurais déjà pu le faire sans mal.

- Tu n’y es pas. C’est ici que nous réduisons à l’esclavage les prisonniers les plus teigneux. Tu vas endurer ce que des milliers de personnes ont vécu à cause de toi, tu vas devenir esclave. C’est bien plus cruel que la mort et cela te fera changer.

- Quelle touchante attention. Mais je ne changerai pas.

- Tu ne sais pas encore ce qui t’attend. Tu vas pouvoir trouver une meilleure voie à suivre.


Eigone rit.

L’appareil atterrit. Nous descendons pendant que plusieurs gardiens viennent à notre rencontre pour « installer » Eigone et me remettre ce qu’il me faut. Le prisonnier est emmené en cellule avant d’être affecté à une zone de travail forcé.


Le jour suivant.

Je sors de ma chambre et me dirige vers la zone B. La chaleur qui y règne est difficilement soutenable. En plein milieu se trouve un puits de lave en fusion servant aux multiples forges qui l’entourent. On y confectionne des outils en acier pour les autres zones, telle que la zone F, là où on fait creuser des détenus dans de la roche cristallophyllienne afin de permettre à la zone A de s’adonner à la sculpture et la découverte d’autres métiers artistiques. Je parcours la zone B et m’arrête devant le prisonnier 38B456194 EIG, que je vais continuer à appeler Eigone pour ne pas avoir à retenir ce que je ne considère pas être une désignation.


- Est-ce que ton séjour est reposant ?

Il se retourne suite à ma question et me sourit. Résolu à ne pas me montrer de faiblesse.

- Merveilleusement. Il me fallait justement des vacances, je vais pouvoir m’aérer l’esprit.

- Tu acceptes la mort mais ne t’avoues pourtant pas vaincu... Demain nous te ferons creuser pour voir si tu apprécies.

- J’ai hâte. Pour combler mon bonheur il faudrait que juste avant, nous ayons au menu du flanchet aux herbes, mon plat préféré !


Il sourit. Me nargue-t-il ? Certainement. Puis il demande :

- Que fais-tu accoutré comme les gardiens ?

- Je serai gardien pendant toute la durée de ton incarcération. Histoire de t’avoir à l’œil.

- Je vois. Par hasard, ne serais-tu pas également adepte des sévices corporels dans le cadre du sadomasochisme ? Il faut être dérangé pour faire tout ce que tu fais. J’ai mal perçu ton calibre apparemment, tu n’es pas de taille, tu es juste aliéné.


Je ne réponds pas. Je reprends mon chemin en sifflotant l’air de mon dernier rêve.

Son moral n’est pas encore atteint mais j’ai bon espoir que cela change. Le stade de la remise en question pourra alors se déclencher, suivi par un virage spirituel. J’ai assisté au revirement de plusieurs monstres et c’est à chaque fois un pas toujours plus grand vers un monde meilleur. Celui-là n’est pas différent, il craquera comme les autres et deviendra un homme bon.

On dit de moi que je suis naïf, que mon idéalisme est comparable à celui que pourrait avoir un nouveau né en pensant arriver dans un univers peuplé de bonté, où le maître mot serait respect.

Evidemment, ceux qui m’ont envoyés auraient préféré un simple assassinat, mais atténuer le mal par le mal ? Je n’y crois pas. Je suis peut-être naïf mais je reste persuadé que l’homme n’est pas perdu. Ce que j’ai pu voir durant mes précédentes missions a renforcé cette conviction.


Voilà deux semaines que je suis ici.

Eigone n’a toujours pas l’air affecté par sa condition. Il ne doit pas penser que tout ceci est éprouvant. Comme tous les jours, je m’en vais lui rendre visite. Je vais lui accorder une petite pause pour que l’on discute plus longuement, pour voir s’il tient tant le coup que cela.

Nous marchons lentement dans un couloir éclairé par des halogènes fixés au plafond. Je regarde droit devant moi en réfléchissant à ce que je vais lui dire, il regarde à travers les hublots qui donnent sur l’espace.


- Les étoiles...

Dit-il en hochant la tête, l’air émerveillé. Il continue :

- Je suis comme elles. Quoi qu’il arrive, je ne changerai pas. Et même après ma mort je serai encore présent, de par mes actions qui ont touché bon nombre de peuples.

- Est-ce pour cette raison que tu as fait tout cela ? Tu souhaites laisser une trace dans le monde, dans l’histoire ?


Il rit. Ses bras se croisent dans son dos tandis que j’essaie de le cerner. Qui est cet homme qui ne semble jamais démuni contre ce qui l’entoure, contre ce qui paraît glisser sur lui sans pour autant le toucher... La folie destructrice dont il souffre n’a pas une fois été évidente. Comme si ce n’était pas celui qui est dans la liste des plus cruels. Je douterais de cela si son calme et son sourire confiant ne continuaient pas à scintiller sans perdre d’éclat un seul instant. Ce n’est pas une attitude normale pour un homme enfermé, soumis au travail forcé. Non vraiment, je n’arrive pas à le cerner.

Il me répond :


- Non. C’est une constatation de dernière minute qui m’a sautée aux yeux en même temps que toutes ces magnifiques boules de feu. Tu as vu comme elles sont reines dans l’espace ? Elles resplendissent dans un monde noir qui le serait totalement sans leur présence. Il les contient mais ce sont elles qui règnent. Lui ne permet pas la vie, la chaleur, la beauté autre que ce que nous fait ressentir ce vide sidéral dans lequel l’obscurité devrait faire sa loi. Mais les étoiles le défient, elles n’ont pas sa grandeur cependant leur nombre et leur beauté le surpassent.

- Je suis d’accord avec toi. Pourtant si l’on compare notre monde et celui-ci, tu es du côté de l’espace, pas des étoiles.

- Je suis entre les deux à vrai dire. Mais je n’ai pas à me justifier auprès de toi. Si tu veux me punir ce n’est pas comme cela que tu y arriveras, tu finiras perdant. Je ne faisais qu’admirer ce spectacle, ne ramène pas tout à ton monde. Je me demande vraiment quel est ton problème à toi.

- Tu ne me feras pas croire que ce n’était pas une comparaison, c’est seulement que tu ne veux pas me livrer ta pensée. Je ne sais pas ce qui te fait tenir mais je vais devoir resserrer la vis. Tu changeras Eigone, tu changeras tout comme le monde. Et vous serez bienveillants dans l’avenir.

- Pauvre fou. Tu veux changer le monde ? Tu me rappelles quelqu’un d’aussi dérangé qui combat pour une cause qui est juste à ses yeux. Sauf que lui au moins, il ose utiliser tous les moyens possibles pour atteindre son but. Ta façon de faire est trop longue et incertaine. D’ailleurs ce n’est ni aux autres, ni au monde que tu penses en agissant ainsi, c’est à toi seul. N’est-ce pas ? Tu penses être juste. Ëtre trop bon pour t’abaisser à ce qui pourrait te faire te sentir coupable. Tu as peur pour ton âme, comme si elle représentait quelque chose. C’est absurde, tu n’arriveras à rien si tu continues comme cela.

- Contrairement à ce que tu peux en dire, j’ai déjà eu des résultats de par le passé. Mais il semble que tu ne comprennes toujours pas, je vais donc alourdir ta peine.


Il me répond par un hochement de tête, comme si j’étais celui qui ne comprends pas.


Deux autres semaines sont passées.

Aucun signe de faiblesse chez Eigone alors qu’il cumule les tâches les plus lourdes. Il est temps que j’accentue ses maux. Je suis dans la salle de repos des gardiens et je réfléchis. Cette salle est apaisante, elle m’aide à penser. L’un de ses murs est couvert d’objets en tout genre, faits dans une matière à la limite du transparent, ce doit être du verre qui provient de la zone F. Mes yeux sont souvent attirés par l’un de ces objets, un piano étincelant qui me rappelle le miens. Il m'attend chez moi pour que je puisse encore jouer. Sur un autre mur, plusieurs écrans affichent diverses images vectorielles. Chacune d’entre elles est une part de la suivante, formant dans leur globalité un visage intriguant. Les deux autres murs sont occupés par des appareils électriques ainsi que des tableaux d’affichage colorés de mille tons. Une salle vraiment agréable qui jure avec l’ambiance des zones alentours.

Je me suis décidé sur ce que je vais faire. Je marche dans les couloirs, cherchant au sol la force d’aller au bout, car je le dois au monde. Est-ce que je fais fausse route ? Vais-je pouvoir agir ainsi en gardant intacte ma foi envers le bon ? J’imagine que parfois, il faut pousser les choses pour le bien de ce que l’on croit juste, pour la bonne cause. Mais c’est tellement difficile d’être un instrument exécutif.

Je suis dans la zone B et je viens de parler à deux prisonniers. Ceux là vont m’être utiles et s’il s’avère qu’ils travaillent proprement, efficacement, discrètement, je pourrai bien les prendre sous mon aile pour de futures tâches à leur sortie. J’aurai besoin d’assistants permanents.

Je me trouve à plusieurs dizaines de mettre de Eigone. Appuyé contre un mur, les mains dans les poches, je ressasse le passé pour ne pas oublier ce qui me fait courir après les démons. Mon démon à moi est peut-être justement cette responsabilité qui puise ma vie, me fatiguant physiquement, nerveusement, moralement... Quelle ironie...

Eigone est au bord du puits dont la lave qu’il contient chauffe l’atmosphère presque autant que mon cerveau. Eigone est en train de discuter avec l’un des nouveaux gardiens. Ce dernier semble en colère, ou bien a-t-il envie de montrer l’importance qu’il accorde à son nouveau poste ? Je ne sais pas vraiment mais cela m’arrange, tant que Eigone récolte les foudres, cela ne pourra que me servir. J’attends que le gardien s’en aille afin d’assister à ce qui va suivre, à ce que je lui ai réservé. Lui dont la dignité semble être taillée dans l’acier qu’il travaille, pareil à un roi d’un autre monde bien lointain, un de ces Mérovingiens que l’on conte sans en connaître la provenance étant donné que cela n’appartient pas à l’histoire du système Galacticain. Un roi qui serait déchu mais qui garderait sa fierté jusqu’à la mort. Nous allons voir s’il le pourra vraiment, s’il ne fondra pas.

Le gardien s’éloigne enfin. Quand il n’est plus en vue, je fais signe aux deux prisonniers que j’ai en quelque sorte loués pour m’aider à faire de cet homme, un bien meilleur. Ils s’approchent de lui avec toute la prudence que je leur ai conseillée, ne voulant pas éveiller le moindre soupçon sur mon implication dans ce qui va arriver. Les choses se passent rapidement, ils se jettent sur Eigone et le couvrent de coups, même quand il est au sol, ne pouvant riposter aussi bien que sur ses pieds. Je ne peux m’empêcher de sentir une certaine satisfaction à le voir souffrir. Dois-je m’en vouloir pour cela ? Après tout, ce que je cherche à faire n’est pas des plus simples, puisque la possibilité de changer un homme n’est pas donnée à tout le monde.

Une jeune prisonnière court vers moi, l’air énervé, comme si j’avais tué ses enfants. Elle attrape mon bras gauche et commence à me tirer vers l’endroit où se déroule la correction.


- Pourquoi vous n’intervenez pas ? Il est en train de se faire battre à mort ! Sauvez-le !

Me dit cette petite naïve. Des larmes coulent sur ses joues alors qu’elle essaie de me convaincre.

- Pourquoi t’inquiètes-tu de ce qui peut lui arriver ? Tu ne le connais pas et pour le moment tu ferais mieux de ne pas chercher à le faire.

- C’est un ami ! Sauvez-le...


Je ris.

Les deux prisonniers me regardent. Je hoche la tête pour leur faire comprendre qu’ils ont accompli ce que j’attendais d’eux. Ai-je eu tord... Eigone est à terre, ses vêtements déchirés ici et là. Moi et la jeune femme le rejoignons. Elle l’aide à se relever. Son visage accuse des bleus qui le font grimacer, mais quand il me voit il s’efforce de sourire, et réussit mieux que je le voudrais. Certainement une façade devant moi.

Il se met à rire tout en s’asseyant, la jeune prisonnière l’aide du mieux qu’elle le peut.


- Ainsi donc tu m’envoies tes hommes parce que tu n’es pas content de me voir résister, toi le chef du gang des bacs à sable. Félicitations, tu peux considérer que tu sais à peu près ce que l’on ressent en tant qu’homme imposant ses intérêts sans écouter autre chose que ses propres mots. Réussis-tu à accepter le mal pour un soit disant bien au final ?

- Ce n’est pas tant un mal que cela, puisque les coups qui ne tuent pas nous rendent plus forts. Tu craqueras dans ce but Eigone, il le faudra bien car je ne peux me permettre de tuer.

- Je t’obligerai à le faire, ne serait-ce que pour te prouver la stupidité qui t’anime. Tu penses d’ailleurs pouvoir m’avoir simplement en me faisant ruer de coups ? Il va te falloir user de beaucoup plus d’ingéniosité que cela. Regarde mon sourire, toi dont je ne connais pas le nom et qui s’obstine à vouloir changer les hommes sans prendre en compte le fait que leur nature ne le permettra jamais.

- Pourquoi vous acharner ainsi sur lui ? C’est un homme tellement gentil.


Me dit la jeune femme. Je la regarde, incrédule.

- Tu as réussi à l’embobiner à ce que je vois Eigone. Pour ce qui est de mon nom, appelle moi Ikinaï, j’avais en effet oublié de me présenter. Il faut dire que cela a tellement peu d’importance.

Il sourit et regarde la prisonnière.

- Je te l’accorde, je n’en avais rien à faire en vérité. Pour ce qui est d’elle, il faut bien qu’un homme assouvisse ses pulsions.

Celle-ci ouvre de grands yeux en se tournant vers lui.

- Qu.. ? Qu’est-ce que tu oses dire ! Nous sommes amis ...

- Tais-toi donc. Tu offres ton corps à qui le veut ici non ? Eh bien je le veux.


La prisonnière se lève. Elle semble ne pas le croire, ou ne pas le vouloir. Son regard s’étend aux alentours et son visage prend la forme d’un masque de foire, celui dont la larme reste accrochée à l’un de ses yeux. Sa respiration s’accélère, comme si elle manquait d’air, donnant la forte impression qu’elle panique. Eigone se met à rire ce qui renforce la réaction de la prisonnière. Elle recule, jetant des coups d’œils un peu partout, avant de fixer son regard derrière Eigone. Soudain, comme si elle venait de perdre le restant de son goût pour la vie, elle se met à courir en direction du puits. Je réalise son geste et essaie de l’en empêcher, tendant le bras pour la rattraper, mais c’est trop tard, elle tombe dans le puits. C’est alors que le temps se fige. La prisonnière reste en l’air avec sur le visage une expression effroyable. Plus rien ne bouge sauf sa tenue qui se retrouve secouée de toutes parts. Le tissu ne se déchire pas, il ne fait qu’onduler sévèrement dans une fluidité qui ne s’accorde pas avec le reste. Qu’est-ce qui se passe ? Je me rends compte que je suis collé à Eigone qui est également penché vers le fond du puits, vers cette folle qui nous montre la capacité à rester coincé dans un espace vide. Plus rien ne se passe et je sens que la gravité compresse mon corps pour le rompre. Je n’arrive même pas à trembler alors que ma peur est à son paroxysme. C’est alors que la musique de mon rêve vient faire ralentir mon cœur. Sa beauté calme la panique qui m’avait à mon tour envahi. Je me concentre sur la mélodie... Tant et si bien que j’ai l’impression d’en voir les notes voler autour de moi.

Le temps revient enfin à la normal et j’assiste bien malgré moi à la mort de la prisonnière. Je tombe à genoux... Que s’est-il passé... Et qu’est-ce qui a pu lui prendre... Suis-je à ce point aveuglé par le mal que je n’arrive même plus à aider les autres ? Suis-je allé trop loin et devenu fou ? Je regarde Eigone qui paraît aussi soucieux que moi, pour une fois.


- Qu’est-ce que c’était bon sang ! Le temps qui s’arrête, c’est une chose impossible.

Eigone lève les yeux sur moi, enfin une réaction, il a l’air étonné.

- Tu as vraiment vu tout cela ? Le temps qui se fige et cette idiote qui reste en l’air sans tomber ?

Je lui réponds oui de la tête.

- Je ne comprends plus rien, tu n’aurais pas du également vivre cela. Et puis cette musique, c’est la première fois que je l’entends...

- Ce n’est pas la première fois pour moi, et c’était celle-ci précisément, dans l’un de mes rêves.


Eigone fronce les sourcils. Puis il se lève en me disant d’attendre ici. Je ne peux de toute façon pas bouger, une étrange fatigue s’est emparée de moi. Mais lui n’a pas l’air de la porter, il se dirige vers l’un des nouveaux gardiens et lui parle. S’il veut me dénoncer il n’a qu’à le faire, c’est sa parole contre la mienne.

Il revient et s’assoit à mes côtés. J’ai les yeux en l’air et j’essaie de retrouver la force de me relever.


- Je pensais que c’était ma part d’humanité qui me punissait à chaque fois que quelqu’un mourait devant moi par ma faute, mais il t’a suffit de me toucher à ce moment pour être plongé en plein dedans. C’est peut-être une malédiction...

Dit-il en se parlant à lui-même. Il est redevenu l’être intouchable qui me déstabilise.

- Tu vis cela à chaque fois que tu fais tuer quelqu’un ? Et pourtant tu as continué... Quel démon peut t’habiter.

- Je ne vais pas laisser quiconque ou quoi que ce soit me changer en ce que je ne veux pas être, je te l’ai déjà dit. Bien, je pense que maintenant les deux hommes que tu m’as envoyés sont morts. Et les affrontements entre les clans vont commencer. Relevez-le.


Ordonne-t-il en s’adressant à deux nouveaux gardiens qui sortent de je ne sais où.

- Je te présente quelques uns de mes hommes, Ikinaï. Les nouveaux gardiens en sont tous. Et petite surprise qui vaut largement leurs payes : Ils ont réussi à monter entre eux tous les clans de cet endroit en peu de temps. C’est admirable, quel beau spectacle auquel tu vas assister.

Je le regarde, la bouche grande ouverte. Les deux gardiens me relèvent et m’agrippent, m’empêchant de marcher. La tension monte au sein de la zone et en effet, plusieurs gardiens se sauvent en voyant des groupes de prisonniers armés d’outils se former et commencer à se battre les uns contre les autres. Les deux hommes qui me tiennent m’enlèvent de force ma tenue de gardien et m’oblige à enfiler celle d’Eigone, me faisant ressembler à un prisonnier.

- Arrête Eigone, tu ne peux pas faire cela ! J’ai tout fait pour que tu deviennes un homme bien !

Il rit.

- Et que peut apporter le bien, positivement parlant ? Regarde toi, tu n’as cessé de vouloir changer les autres pour « Un monde meilleur ». Et qu’est-ce que cela t’a donné ? Tu vas te retrouver esclave, tu vas peut-être devoir tuer pour rester en vie, tu as fait tuer deux hommes qui n’auraient pas du mourir aujourd’hui, et tu vas bientôt les rejoindre... Est-ce que tu suis l’ironie de la vie ? Elle te souffle qu’elle est belle, te chuchote que ton âme et ton karma doivent rester « purs ». Et quand tu l’écoutes, je me joue de toi. Qui de nous deux sait le mieux quelle voie suivre en y repensant ?

- Tu veux dire entre une vie de droiture et une vie de mensonges, de meurtres et j’en passe ?


Plusieurs corps sont déjà au sol, inertes. Trois prisonniers entourent un homme et lui font goûter leurs armes avec sauvagerie. Du sang s’écoule comme une multitude de flaques qui se rejoignent et deviennent marre. Tout le monde marche dedans sans se soucier de ce que c’est. La folie a pris possession des lieux. Ma vue est étrange car je vois tout cela de façon très claire, comme si j’étais sous psychédélique. A moins tout simplement que ce soit là le résultat visible d’une poussée soudaine d’adrénaline.

Eigone sourit et me dit :


- Regarde tout cela. Si le monde est infesté par le mal c’est parce qu’il est lui même le mal. Il se ronge de l’intérieur pour chaque jour devenir davantage l’enfer. Ce monde nous déteste, je ne fais que lui rendre sa haine pour pouvoir l’abattre. Et pour cela je ne peux me permettre d’aimer mes semblables sous le simple prétexte qu’ils n’y peuvent rien.

- Allons donc qu’est-ce que tu racontes ? Ton ennemi c’est le monde et tu veux le combattre ? En tuant le plus de personnes possible ? Tu es plus atteint qu’eux encore...

- Ces morts me permettent d’étouffer les dernières parcelles d’humanité en moi car je n’ai pas de quoi le combattre dans mon état actuel. Si le monde ne peut être vaincu alors je perdrai, mais bien que tu te sois leurré et quelles que soient nos différences, nous savons tous les deux qu’il faut tout de même essayer sous peine de ne pouvoir se le pardonner.

- Tu souhaites devenir un monstre pour combattre le mal. Si je ne saisis pas l’ironie de la vie, je saisis en tous cas la tienne. Tu ne comprends pas que les morts que tu engendres font partie de ce mal ? Tu veux le combattre mais tu l’alimentes. Le monde est ce que l’on en fait et rien d’autre. C’est l’homme qui penche vers le bon ou le mauvais, personne d’autre.

- Ah le bon et le mauvais, la mort et la vie, l’abandon et le combat. Tu te doutes bien que tout n’est pas soit blanc soit noir... Je suis gris pour entacher le noir. Ensuite je serai noir pour remplacer celui-ci.

- Tu divagues...

- Tu es lassant avec ton histoire de bien, tu l’exposes en avant comme si n’importe qui allait en être charmé et te suivre dans ta croisade contre ce que tu penses être le mal. Tu ne sais rien, tu ne sais pas ce qu’est réellement le monde. Et de toute manière tu ne seras plus là pour voir si j’avais raison ou non, donc cela ne sert à rien d’en discuter. Adieu Ikinaï, ce fut une expérience tout de même intéressante.

- Bien sûr que cela peut servir ! Il y a une part de toi qui sait tout ce que je te dis. Il y a ton bon côté qui te somme d’arrêter cette folie ! EIGONE TU DOIS REVENIR A TOI ET CESSER DE LAISSER TES PEURS TE DIRIGER....EIG...


Mais il n’écoute plus. Il s’éloigne avec ses hommes. J’aperçois un peu plus loin une unité de gardiens prête à donner l’assaut sur nous tous. J’aimerais pouvoir fuir pendant qu’il en est temps, mais je ne peux toujours pas bouger, je manque trop de force. J’espère qu’ils me croiront sur mon identité...

Cette nuit, seule la douleur de ma solitude m’accompagne. Cette nuit, seule sa compagnie me tient éveillé pour rester en vie. Je suis un trompé qui n'a d'autre personne à blâmer que lui même. Je suis le désespéré qui va devoir rétablir ce qui devrait déjà l’être. Et puisque jamais il ne changera, alors c’est moi qui vais changer...

Au détriment de mon âme.

Auteur : Kemeth
06/10/07 05h07 | 9 Galan 3726

Les nombreuses colonnes de terre s’élevaient plus loin que la portée d’un regard. Peut-être était-ce dû au manque flagrant de clarté dans cette salle qui était la principale des lieux, celle dans laquelle s’imposait Le Trône de Pierre.

Il régnait ici une atmosphère lourde et oppressante. Le mortel le plus robuste aurait flanché ne serait-ce qu’en respirant une bouffée de cet air des plus acides. Les quelques rayons passant à travers les vitraux, espacés à plusieurs dizaines de mètres du sol, avaient la couleur et la consistance du sang, tout comme ce que contenait la fontaine centrale qui envoyait autour d’elle des gouttes généreuses sans cesse remplacées.

Les créatures gardant les doubles portes n’avaient pratiquement plus forme humaine. Des yeux turquoises et une chevelure de braise, leur peau plus sombre que la couleur noire semblait capturer les reflets de lumières qui n’apparaissaient jamais. Leur grondement aurait pu déchirer la nuit si toutefois elles avaient osé en user, car cela reviendrait à défier le Maître en personne, puisque son souhait était de n’entendre aucun son dans sa gigantesque demeure afin de pouvoir apprécier davantage ceux qui assouvissaient ses instincts démoniaques.

Ainsi, alors que le silence se prolongeant dans les couloirs déserts et glacés résonnait du timbre de la mort, l’on pouvait parfois entendre un raclement de gorge, suivi aussitôt par un rire aigu et froid. Un rire dépourvu de vie et de joie qui acclamait sans fatigue le dépérissement des prisonniers s’entassant dans les geôles.

Le Seigneur Darius était celui à qui appartenait ce territoire souterrain. Un être inconnu de tous alors que sa portée s’étendait jusqu’au plus petit état. En effet ses créatures déguisées faisaient partie de tous les peuples. De cette façon, il pouvait se tenir informé et entreprendre ses recherches sur la volonté humaine, sur ce qui pouvait les faire vibrer, souffrir, pleurer et implorer la fin. Il cueillait des hommes comme eux-mêmes avaient cueillies les fleurs auparavant. Il les testait, les torturait, les tuait et plus encore...

Souvent de fois, il se demandait quelle était sa préférence en tant que projet, entre la fin de tous ces êtres inutiles et leur souffrance infinie qui alimenterait en échos ses envies d’hurlements. C’était sans doute les deux, et ce paradoxe le retenait depuis longtemps, toujours plus, de mettre à exécution ses divers plans qui de par ce fait ne pouvaient s’accorder.

C’est pour quoi, il décida de chercher du sang neuf à corrompre, à prendre sous son aile, pour en capter les conseils bons à prendre. Il lui fallait enfin connaître son plus grand désir et cela, il avait pu s’apercevoir qu’il n’y arriverait pas seul.

En sondant le cœur des hommes à travers ses créatures dispersées partout, il descella plusieurs noirceurs prometteuses. Il y avait parmi celles-ci les plus cruelles, les plus ignobles, les plus sadiques, les plus maléfiques, mais aucune d’entre elles n’arrivait à la cheville de celui qui retint le plus l’attention de Darius. Oui, cet être là n’était pas comme les autres. Pour porter en son sein la pure noirceur il ne fallait pas seulement être un assassin. Il ne fallait pas seulement être responsable de millions de morts, car ceux là n’étaient que des chefs d’états. leurs actions n’avaient pas pour autre but que la gloire, la richesse, le pouvoir. Non, aux yeux de Darius, la noirceur à l’état pure ne pouvait habitait que celui qui faisait le mal pour faire le mal sans perdre la tête pour autant, que celui qui se complaisait dans la terreur et l’angoisse des autres.

Un tel être pouvait exister, mais il n’était pas encore prêt. Il lui restait encore beaucoup de son humanité à détruire et Darius prenait conscience qu’il allait lui falloir de l’aide pour y parvenir... Une aide efficace car jamais un être semblable au Seigneur Darius n’avait existé avant lui. Un être ayant épousé avec délectation les profondeurs du néant, ce même néant qui peu à peu, se propageait et travaillait dans le but ultime d’ôter sa liberté au monde...


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